Alex en balade au Nüetnigenough (Bruxelles)

Derrière chaque café mémorable, il y a une grande femme ou un grand homme (parfois plusieurs) qui le gère avec coeur et passion. On n'a pas toujours l'occasion de connaître la personne qui a su donner son âme et son ambiance à un établissement. Pour ma part, j'ai la chance de compter parmi mes amis le propriétaire de l'un des meilleurs cafés de Bruxelles : le Nüetnigenough.

Je trouve difficile d'écrire au sujet d'un ami, et peut-être est-il encore plus difficile d'écrire à propos du café d'un ami. On craint d'oublier des choses qui, pour lui, sont primordiales. On craint de ne pas trouver les mots exacts pour exprimer notre admiration à sa juste mesure. Mais on craint aussi d'être biaisé et, de ce fait, trop élogieux. Je vais quand même tenter le coup, car le Nüetnigenough est un café qu'aucun amateur de bière en visite à Bruxelles ne devrait manquer, et je me dois de lui donner une place de choix dans mon palmarès des cafés de Belgique.

À vrai dire, j'ai aimé le Nüetnigenough (Nüet pour les intimes) avant de bien connaître Olivier, son créateur. Ce café avait tout pour me plaire dès le premier instant : un emplacement idéal sur la rue du Lombard, un charmant extérieur art nouveau, un personnel sympathique et attentif, des tapas et des plats roboratifs à prix modeste, mais, surtout, une carte de bières de premier ordre, éclectique et garnie de quelques bijoux rares et somptueux. Les produits des brasseries Alvinne, De Ranke, Dochter van de Korenaar, Cantillon et de la Senne y sont à l'honneur, sans oublier ceux de brasseries émergentes, comme Brouwers Verzet; il y a aussi un fameux choix de lambics, et, pour favoriser la convivialité, une jolie gamme de bouteilles de 750 ml à partager en bonne compagnie.

Mais la bière qui m'a réellement séduite, et qu'on ne trouve qu'au Nüet, c'est la Niks Meer Nodig, un nectar concocté par les sympathiques gars de chez Alvinne pour le 5e anniversaire du café. D'une complexité envoûtante, forte en alcool mais douce au palais, aussi bonne chambrée que fraîche, la Niks vaut à elle seule une visite au Nüet---mais gardez-la pour la fin, car il est fort possible que vous ne vouliez plus boire que ça, une fois que vous l'aurez goûtée.

Outre la bière, ce qui fait le charme du Nüet, c'est son personnel. Les serveurs sont des passionnés qui, même quand la petite salle est pleine à craquer (ce qui est souvent le cas), prennent le temps de conseiller les clients quant à leur choix de bière, avec une attention particulière accordée aux moins connaisseurs. Fins psychologues, posant les bonnes questions et utilisant à merveille l'analogie et la métaphore pour en venir à leur fin, ces experts parviennent à cerner rapidement les goûts de leur client afin de lui proposer une bière qui lui plaira, même quand il dit "ne pas aimer la bière". J'imagine, avec une larme d'émotion, les hordes de néophytes qui sont ressortis du Nüet enfin convertis aux plaisirs de cette boisson divine souvent considérée, à tort, comme le cousin pauvre du vin.

Le génie d'Olivier, c'est donc, entre autres, de s'être entouré de gens qui savent incarner et communiquer l'esprit de son établissement. Cet esprit, selon moi, se résume en quelques mots : convivialité, partage, conversation, découverte et plaisir, le tout sur fond de bière.

Pas de fond musical, cependant, au Nüet : Olivier aime trop la musique pour que celle-ci soit étouffée par la conversation; et il aime trop la conversation pour que celle-ci soit entravée par la musique. Au Nüet, les discussions animées et le joyeux bruit des verres et des assiettes occupent entièrement l'espace sonore---atteignant parfois des niveaux vertigineux. Dans le même ordre d'idée, mis à part la cheminée richement ornée d'arabesques art nouveau, les moulures d'origine et les rutilants lustres de cristal, le décor est sobre et la plupart des oeuvres accrochées aux murs, minimalistes, meublent le vide sans trop retenir l'attention. Une exception : la salle des toilettes (unisexes, pour une fois changer), où des reproductions de peintures figuratives et des accessoires baroques invitent à l'analyse.

J'aime les cafés qui servent à manger (j'entends : autre chose que des spaghettis et des croque-monsieur), mais ceux-ci, étonnamment, sont relativement rares à Bruxelles. Merci au Nüet de proposer, en plus d'une splendide carte de bières, un menu de plats typiquement belges---auxquels je préfère, cependant, les tapas et petites assiettes à partager. Celles-ci sont généreuses, bien bruxelloises (bloempanch, kip-kap, tête pressée, boulette de veau, fromages de chez Catherine, la meilleure fromagère de Bruxelles...) et permettent de se sustenter agréablement sans avoir l'attention accaparée par le maniement de couverts (qui peut s'avérer difficile après quelques bières fortes).

Maintenant, un conseil : Bien que le Nüet, comme tout bon café bruxellois, ferme relativement tard, allez-y tôt (ouverture à 17 h) si vous ne voulez pas attendre pour avoir une table, car on n'y prend pas de réservation. Et si l'endroit est plein quand vous arrivez, et que des gens attendent déjà au bar, je vous suggère gentiment d'aller ailleurs et de revenir plus tôt un autre jour. La salle est petite et (je parle d'expérience) il est assez désagréable, quand on y est attablé, de sentir sur soi le regard envieux de gens qui attendent debout contre la porte ou dans l'espace restreint entre les tables. Pour plus de tranquillité, ou si vous avez des enfants qui ne veillent pas tard, vous pouvez aussi aller au Nüet le midi (les samedis et dimanches seulement); quand on est à Bruxelles, rien de mieux que de commencer la journée par quelques bonnes bières!

Pour finir, si je peux me permettre une métaphore artistique, le Nüet est, selon moi, ce qu'on appelle en allemand Gesamtkunstwerk, c'est-à-dire une oeuvre qui se caractérise par l'utilisation simultanée de nombreux médiums en vue de refléter l’unité de la vie. Dans le cas du Nüet, c'est l'esprit et la philosophie d'Olivier qui se reflètent dans l'établissement qu'il a créé : accueil, ambiance, décor, choix des bières et des mets, tout cela est réuni pour atteindre à un idéal, celui de susciter du plaisir, de la convivialité et des échanges, afin que chacun garde de sa visite un souvenir mémorable, unique et profondément humain.

À mon avis, l'objectif est largement atteint.

Alex Serre

Laisser une réponse