Brasserie Cantillon (Bruxelles)
Durant mon séjour de six mois à Bruxelles, j'ai plusieurs fois eu le plaisir de visiter la brasserie Cantillon, ce temple de la tradition brassicole bruxelloise où le côté humain de la fabrication de la bière---ingéniosité, collaboration, amitié, valeurs familiales---prend toute son importance, et où l'émotion, de même que le divin liquide, envahit doucement ceux qui viennent s'y abreuver.
Quand, encore marquée par la sécheresse de l'hiver canadien, je pense à la brasserie Cantillon, c'est l'air moite de l'endroit, grouillant de vie visible et invisible, qui me monte à la tête : l'odeur du grain mouillé, des barriques de bois, des planchers humides et de l'acidité du lambic en fermentation. Ces effluves varient selon les saisons, la météo et l'arrivage des matières premières, créant une ambiance olfactive particulière qui fait qu'à peine passé le pas de la porte, on est déjà dans un univers en soi.
En pénétrant dans cette brasserie plus que centenaire, on découvre, à droite, un comptoir de marchandises qui ravira le collectionneur (bouteilles, verres, t-shirts, affiches...), et, à gauche, un bar rustique jouxtant un charmant coin café, aux murs couverts de boiserie blonde et de miroirs rectangulaires. Il y a là quelques tables auxquelles on peut s'assoir pour déguster les Gueuze, Kriek, Rosé de Gambrinus et autres produits du lambic qui font la réputation de l'établissement. Ces tables sont souvent occupées par des groupes attendant le guide qui leur dévoilera les secrets de la brasserie.
On peut aussi faire la visite en solitaire, mais un guide saura vous raconter, à sa façon, des anecdotes qui donneront plus de saveur à votre visite. D'ailleurs, si j'aime tant Cantillon, c'est en grande partie grâce à Alberto, l'un des guides du Musée bruxellois de la gueuze (qui n'est autre que la brasserie elle-même, dans tout ce qu'elle a d'historique). Au-delà des méthodes et du matériel de brassage, Alberto m'a fait découvrir l'âme de la brasserie, et il m'est à présent difficile de déterminer, quand je bois une Cantillon, la part de bonheur qui est due à la bière et celle qui revient à cet homme qui a su me la faire apprécier davantage par sa passion et son éloquence. Mais cela n'a rien d'étonnant : il arrive souvent que la bière et l'amitié se confondent dans mon esprit.
Chez Cantillon, l’équipement est ancien mais fonctionnel. Tout s’enclenche, tout s’entraîne, tout est lié, parfois à l’envers de ce qu’on pourrait croire, parfois par des détours insoupçonnés, mais ça marche comme sur des roulettes et le produit final, vivant, toujours en évolution mais toujours bien fait, en est la preuve. Tout ici a son utilité, même les araignées qui tissent de larges toiles dans chaque recoin. En effet, les drosophiles, ces “mouches à fruits” inoffensives en soi, mais porteuses de bactéries potentiellement nuisibles pour la bière, sont le mets préféré des arachnides, qui font donc sans danger office d’insecticide dans cette brasserie où tout est fait naturellement.
J'ai été charmée, lors d'une visite de la brasserie en famille, par le pompage du moût dans le bac refroidissoir installé sous les combles de la brasserie. Quand le liquide brûlant se déverse en gros bouillons troubles dans le bassin plat, et qu'il y rencontre l'air frais qui pénètre par des ouvertures aménagées dans le toit, de longs voiles de vapeur se forment à la surface, puis s'enfuient par-dessus les poches de grain entreposées au grenier, comme les fantômes de ceux qui, au fil du temps, ont travaillé à fabriquer le lambic bruxellois. Je me rappelle d'un moment où ma fille de sept ans---qui, déjà, trouvait que Cantillon était un endroit magique, comme un peu hanté---s'est mise à danser dans les volutes de vapeur éclairées par des filets de lumière tombant du ciel. Le genre de chose dont on se souvient toute sa vie...
Une visite chez Cantillon, en plus d'être instructive, est aussi une expérience esthétique. C’est beau, ces gros engrenages, ces cuves de cuivre, ces escaliers en pente raide, ces clairs-obscurs à l'étage, et ce mur de culots de bouteille luisants comme des émeraudes dans la pénombre. Et puis, il y a la poésie de ces couloirs de tonneaux étroitement empilés les uns sur les autres, comme les alvéoles d'une ruche, et qui, comme celles-ci, renferment un nectar de vie. Combien de moments de joyeuse ivresse, de bonheur partagé sont contenus dans ces centaines de fûts attendant sagement d'être percés? J'en suis émue chaque fois que je les contemple.
J'exagère à peine quand j'écris que la bière est un nectar de vie. Disons que, de mon point de vue, la bière améliore la vie de quiconque sait l'apprécier à sa juste valeur. Mais même ceux qui ne voient pas le lien entre la bière et la vie admettront, après une visite chez Cantillon, qu'elle est un liquide vivant. Ma fille a pu le constater en observant les effets de la fermentation sur une barrique de kriek : les bulles qui se formaient en mousse rose autour du bouchon de liège étaient pour elle un sujet de fascination.
L'histoire du morceau de soufre incandescent qu'on insère dans les barriques vides pour les désinfecter naturellement a aussi intéressé la fillette. Le soufre, m'a-t-elle demandé, n'est-il pas l'ingrédient préféré du diable? Certes, mais dans cette histoire-ci, le soufre est l'ingrédient d'un diable sympathique (qui, selon un dessin de ma fille, a un peu les traits d'Alberto), un généreux diable qui travaille pour que les vivants aient du plaisir avant de passer dans l'autre monde.
Deux fois par année, la brasserie Cantillon organise des brassins publics, sortes de grandes fêtes du lambic ouvertes à tous. C'est l'occasion de rencontrer le maître-brasseur, Jean Van Roy, ainsi que d'autres membres de la famille Van Roy-Cantillon, et de voir l'équipement datant du début du 20e siècle à l'oeuvre durant les différentes étapes de brassage. Café et croissants sont offerts gratuitement aux lève-tôt qui se pointent avant 8 h 30---ce qui est une bonne idée, car la foule tend à être de plus en plus dense après cette heure.
Que ce soit lors de l'un de ces événements spéciaux ou n'importe quel autre jour, une visite chez Cantillon s'impose à tout amateur de bière de passage à Bruxelles. Car s'il est possible d'apprendre dans n'importe quelle brasserie comment la bière est produite, bien peu d'endroits sauront vous faire comprendre aussi bien que la brasserie Cantillon pourquoi on dit que la bière est la boisson la plus humaine qui soit.
texte : Alexandra Serre
photos : Hugue Lebel
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