Publié originellement sur le blog anglophone Brussels Beer City le 4 mars 2020, ce billet d'humeur "le sexisme dans la bière belge : on en a marre !" d'Hélène Spitaels garde encore tous son sens malgré les deux années écoulées depuis. Son autrice a donc décidé de nous livrer une traduction francophone afin de rediffuser son appel et son constat toujours alarmant dans notre Belgique de 2022 où plusieurs marques sexistes de bières continuent d'exister et d'avoir pignon sur rue.
On pourrait penser que tout a déjà été écrit sur les étiquettes de bière sexistes et le sexisme dans la bière. Pourquoi alors un autre article à ce sujet?
Et bien tout simplement parce que tout cela ne semble pas avoir suffit. Un bon exemple a été le tollé qu’il y a eu fin 2019 autour de la marque de bière « Slutte ». Cela a été le point de départ de notre discussion avec Eoghan sur le sexisme dans la bière et ce qui m’a finalement amenée à écrire cet article pour Brussels Beer City dans le cadre de la série de mars 2020 cherchant à mettre en avant les femmes du secteur de la bière à Bruxelles et les enjeux qui leur semblent importants.
Nous reparlerons de Slutte plus tard, mais d’abord un peu de contexte.
Etre féministe dans un milieu d’hommes
J’ai toujours été féministe. Quand j’ai commencé à travailler dans la bière, après de longues années dans une organisation féministe, j’étais consciente d’entrer dans un milieu masculin. Cela m’a pourtant été rappelé de manière sarcastique par un brasseur lors d’un entretien d’embauche : « Allez-vous, vous la féministe, vous sentir à l’aise? » Vu mon parcours professionnel, il m’a rapidement semblé logique de ne pas cacher mes convictions, de rencontrer les autres féministes du secteur, et d’essayer avec elles de faire bouger les choses parce que nous sommes tous (nous les féministes, que nous soyons hommes ou femmes) dégoûtées du statu quo!
Nous en avons vraiment assez de manque de créativité, de cette façon de réduire les femmes à des objets marketing pour renforcer les ventes. Et nous sommes fatigué·es d’entendre que nous manquons d’humour.
Le fait que quelqu'un soit brasseur indépendant ne garantit pas qu'il valorise l'égalité et qu'il soit prêt à se battre pour elle, qu'il ne se laissera pas aller à la vulgarité ou qu'il n'est pas misogyne.
Nous sommes en 2020 et en matière de publicité, on a souvent le sentiment que rien n’a changé de puis les années 1950. Nous voyons encore des femmes nues ou en tenue suggestive sur les bouteilles. Nous lisons toujours des brasseurs se défendre en disant c’est nous qui ne sommes pas capables de comprendre ces étiquettes, noms ou logos sexistes.
« Une bière belge qui a du corps »
Slutte est l’exemple parfait. Une marque de bière créée par un groupe d’hommes d’un club de sport local bruxellois, la marque recevant une attention non méritée quand elle a gagné une médaille au World Beer Awards en 2019. Par la suite, après qu'un certain nombre de personnes, tant en Belgique qu'ailleurs, se soient plaintes de l'obtention d'un prix par Slutte, les organisateurs ont reconnu qu'ils n'avaient pas réalisé le contexte de cette bière et se sont engagés à une plus grande vigilance autour de la question pour les prochaines éditions du concours.
Alors pourquoi ces plaintes? Malgré les protestations des propriétaires de la marque et une fausse histoire conçue pour se donner de la prestance, le nom de cette bière dit bien ce que vous pensez qu'il signifie. Et puis, il y a l’étiquette, la silhouette des fesses d’une femme, accompagnée du slogan « Une bière belge qui a du corps ». Lorsque l’on fait part de ces critiques aux propriétaires, quelle a été leur réponse ? « Cela ne plaira pas à tout le monde (...). Notre idée est de glorifier la beauté de nos compagnes et des mères de nos enfants ». C'est ce que m'ont écrit les personnes derrière la bière Slutte quand je leur ai écrit à quel point j'étais offensé par leurs choix marketing.
Nous en avons vraiment assez de manque de créativité, de cette façon de réduire les femmes à des objets marketing pour renforcer les ventes. Et nous sommes fatigué·es d’entendre que nous manquons d’humour.
Je ne vais pas revenir sur les raisons pour lesquelles les étiquettes telles que " Slutte " et d'autres sont inacceptables. D'autres personnes, au Royaume-Uni et ailleurs, ont suffisamment écrit sur le sujet. Si vous voulez comprendre le contexte, n’hésitez pas à lire Lily Waite, Melissa Cole, et d'autres. Ce que je veux aborder ici, c'est quelque chose qui m'a été dit par un ami : "Cela ne concerne pas le secteur artisanal."
Foutaise.
Malheureusement, ce n’est pas parce qu’une brasserie fait preuve de progressisme dans la façon dont elle fait du business qu’on a la garantie qu’elle n’utilisera pas de clichés sexistes. De nombreux cas montrent que les brasseries artisanales et indépendantes sont parfois incapables de se distinguer de leurs équivalents industriels. Eoghan et d’autres ont déjà pointé du doigt certains mauvais exemples à Bruxelles et ailleurs, mais malheureusement en Belgique la liste des mauvais élèves est longue.
Citons Millevertus, une brasserie qui ne semble pas capable de mettre autre chose sur une étiquette d’une femme très légèrement vêtue (quand c’est homme, il s’agit du brasseur, tout habillé). Les étiquettes de la brasserie Kerel ne comportent que du texte. Mais leur approche des médias sociaux est toute autre. Et comment pourrions-nous passer sous silence la brasserie Sainte Nitouche et sa bière du même nom, dont l’étiquette représente une femme en sous-vêtements, affublée d’ailes et de cornes. Son brasseur affirme même dans une interview que “c’est une vraie madame, donc une vraie bière”. Et ce n’est pas comme si la Belgique avait seule la prérogative du sexisme dans la bière.
En France, par exemple, on peut aller voir du côté de la Brasserie Des Vignes avec ses femmes dessinées et ses noms de bières explicites (“La Libertine”). Il y a aussi la Brasserie La Gaillette, ses fées et ses noms aux jeux de mots peu drôles comme “La Fée Lacion”. Enfin, on applaudit bien fort la Brasserie du Haut Buëch qui a conçu pour leur bière “Super F***” une étiquette représentant une toute petite femme aux seins nus se faisant enc*** par le majeur d’une énorme main masculine. Ils ont finalement modifié l’étiquette pour y afficher deux chatons blancs. Drôle, n’est-ce pas?
Je suis certaine que nous pourrions encore allonger cette triste liste d’exemples. Mais ceux-ci suffisent à démontrer l’ampleur et la gravité du problème en Belgique et ailleurs. En tout état de cause, pointer telle ou telle brasserie du doigt ne permettra pas de résoudre un problème qui est fondamentalement structurel dans le secteur.
Pas vraiment mieux que l’éternel “Les hommes savent pourquoi”...
Alors pourquoi la brasserie artisanale n’est-elle pas capable de faire mieux que les industriels quand il s’agit de combattre ces inégalités? Eh bien, je pense que nous devons nous rendre à l'évidence : ce n’est pas parce qu’un brasseur est indépendant qu’on a la garantie qu’il attache de l’importance à l’égalité entre les femmes et les hommes, qu’il ne se laissera pas aller à la vulgarité, ou qu’il n’est pas simplement misogyne.
Les conséquences du système patriarcal sont partout, et c'est la raison pour laquelle il est si difficile à démanteler. C’est aussi pourquoi le sexisme dans la bières et ses manifestations (étiquettes, attitudes, etc.) n’est pas un combat de seconde zone. Nous devons lutter contre le patriarcat depuis tous les fronts, y compris la bière.
… Alors, que pouvons-nous faire ?
Nous ne pouvons plus accepter ces pratiques. Nous devons dénoncer chaque acte sexiste, car ils sont tous des éléments d'une problématique plus large. Nous ne pouvons pas passer outre une étiquette sexiste, un commentaire misogyne dans une brasserie à l’égard d’une femme ou un des conseils genrés de la part du personnel d’un bar (vous savez, la soi-disant « bière de femme »). Nous devrions toujours prendre la parole, expliquer aux brasseurs qu'ils choisissent d'être vieux jeu et que cela peut avoir un effet sur leurs ventes - je n'achète jamais une bière qui a un nom ou une étiquette sexiste, et je ne suis pas la seule.
Vous ne savez pas ce que c'est que de lutter contre l'oppression ou la marginalisation pendant des décennies pour ne voir que si peu de progrès. Vous ne savez pas ce que c'est que de devoir expliquer encore et encore ses capacités ou son sens de l'humour.
Nous devrions toujours éviter de raisonner ou de rejeter une femme (ou un homme) lorsqu'elle dit que quelque chose est sexiste. Si une seule femme trouve une étiquette, un commentaire ou une attitude offensante, alors c'est déjà une de trop.
Et non, les femmes ne sont pas « plus sensibles et c'est pourquoi elles font un problème de ces choses ». Les hommes (et surtout les hommes blancs), ne savent pas ce que c'est que d'avoir été, et de continuer à être, le sujet d'une domination pendant des années. Vous ne savez pas ce que c'est que de se battre contre l'oppression ou la marginalisation pendant des décennies pour voir si peu de progrès. Vous ne savez pas ce que c'est que de devoir expliquer encore et encore vos capacités ou votre sens de l'humour (alors que si souvent on nous dit que nous n'avons pas beaucoup de ces deux choses) à d'autres personnes dans un secteur que vous appréciez tant. Alors excusez-nous si, à ce stade, quelque chose ne nous fait pas rire et, oui, nous en avons effectivement assez.
En 2020, il est plus que temps pour le secteur de la brasserie artisanale et indépendante de changer, d'être créatif et de ne pas retomber dans les vieux travers sexistes. Le secteur vaut tellement plus que cela. Alors affichez vos valeurs progressistes et récoltez-en les bénéfices. Vous n'avez rien à perdre, et beaucoup à gagner, non ?