Outer Range

Outer Range : encore une brasserie américaine en Europe ?

La nouvelle suscite une grande variété de réactions : Outer Range, cette brasserie artisanale coloradienne fondée en 2016, a récemment révélé l’installation d’une deuxième brasserie aux pieds des Alpes françaises, fin 2022. Une brasserie américaine qui dépose ses valises en Europe, voilà de quoi raviver des souvenirs chez beaucoup d’entre nous.

J’ai eu le plaisir de rencontrer Lee lors d’une visite expresse à Bruxelles, et j’en ai profité pour lui donner la parole sur certains aspects de cette décision. Nous avons également évoqué d’autres sujets ensemble, et il a confirmé ce faisant mon sentiment globalement positif de la scène brassicole du Colorado, mais également quelques-unes de mes craintes qui sourdaient confusément en arrière-plan.

Emily et Lee – partenaires privilégiés comme collègues complémentaires – ont fondé leur brasserie à Frisco (CO) après s’être rencontrés à l’armée quelques années plus tôt. Entre brassins à la maison durant ses congés et des missions périlleuses à l’étranger, il a fallu faire un choix, et Lee a définitivement remplacé son arme par son fourquet, et remisé ses combat-shoes pour des bottes de caoutchouc. C’est donc en 2016 qu’ils inaugurent leur projet commun : Outer Range Brewing Co (ou "ORB"). Alors qu’Emily s’occupe principalement de la gestion de la brasserie, Lee s’occupe des recettes et de la production. En quelques mots : ils adorent le ski et les montagnes (le Colorado est célèbre entre autres pour ses 300 jours annuels de soleil, ses 14 montagnes, la qualité de son eau), et leur brasserie revendique une identité de détente, après-ski me dit en souriant Lee. Laid-back. Mais sous cette image de nonchalance mon interlocuteur insiste sur leur niveau d’exigence, résumé par leur slogan : leave the life below. Un programme qu’on serait bien maladroit de lire d’une seule manière.

Bien qu’il se soit officiellement lancé il y a cinq ans dans la brasserie, Lee n’en était pourtant pas à son coup d’essai : il entamait ses 15 ans en brassant avec son père, et cette activité ne le quittera plus vraiment depuis.

L’inspiration pour le nom de leur brasserie provient d’un poème de R. Kipling, dans lequel les mots Outer Range apparaissent.

Curieux de la santé brassicole de cet état que j’ai visité à deux reprises, mon interlocuteur a pu me tenir au courant des dernières évolutions de la bière dans le Colorado. Ils sont passé de plus ou moins 300 brasseries en 2015 à 500[1] en 2022 (soit à peu près un dixième de la scène brassicole américaine – une constante pour le Colorado). Une évolution qui cache pourtant une réalité fort interpellante : leur marché brassicole artisanal ne présente plus le développement indécent que l’on lui a connu, loin s’en faut. Qu’est-ce qui a changé ? Lee m’explique que les clients sont de plus en plus lettrés quant à la bière, et des bières passables il y a six ans ne satisfont plus aujourd’hui la plupart de leurs consommateurs. De là, leur mode de rapports aux brasseries à progressivement changé : d’une démarche de découverte, les Coloradiens en sont venus à élire leurs brasseries et leurs références préférées. En soi et de ce point de vue : la multiplicité des acteurs sur la scène brassicole a ceci de bon qu’elle invite à l’exigence, à la remise constante au travail. Ou au déclin.

Un autre aspect de ce remaniement de la scène artisanale, c’est l’accueil au client. « Il n’est aujourd’hui plus acceptable de ne pas être attentif à la clientèle », me confie Lee. Ou quand l’industrie de l’hospitalité porte à nouveau bien son nom.

Au départ, ils se sont spécialisés dans des bières à la belge et des hazy IPAs. Curieusement, il insiste pour ces dernières sur leur profil davantage levuré, avec des esters parfois prononcés.

Pourquoi les Alpes françaises ? Plusieurs raisons ont poussé le couple Cleghorn à choisir Sallanches (près de Chamonix) pour leur deuxième implantation : ils ont un couple d’amis proches qui habitent dans la région, et se rapprocher d’eux était une motivation en soi. L’amour des montagnes bien sûr, où qu’ils soient. De plus l’un comme l’autre veulent apprendre le français. Mais il y a plus : la dimension pédagogique.

Une particularité de leur projet réside dans le mimétisme : ils vont voir deux salles de brassage identiques à Frisco et à Sallanches. Ceci leur permettra d’étudier plus finement l’influence du contexte (au moins géographique et géologique), de constamment former leurs équipes, et d’améliorer leurs processes et leurs bières. C’est ici que réside la distinction majeure d’avec d’autres initiatives similaires : ils ne se voient pas comme des missionnaires, venus apporter la bonne parole aux autochtones aveuglés par leurs habitudes, mais comme des apprenants. Cette posture fait à mes yeux toute la différence (apprendre de la culture locale, enseigner à leurs travailleurs), et les éloignent de la figure d’un bâtard arrogant. Et bien qu’ils aient déjà quelques prix à leur palmarès (désignés deuxième meilleure brasserie par le magazine USA Today en 2018, pointée par Hop Culture parmi les 15 brasseries à surveiller de la même année pour n’en citer que deux), c’est avec une personne humble que j’échange ce soir-là. « Nous venons ici en Europe pour apprendre, certainement pas pour venir vous dire quoi boire ou comment brasser », me dit-il.

Aujourd’hui, leur brasserie à Frisco produit l’équivalent de 6000 hectolitres annuels, et produit principalement pour sa taproom. Leur installation française devrait suivre le même modèle.

Cette rencontre m’a laissé un goût plus qu’agréable en bouche. L’homme que j’avais en face de moi m’a présenté un projet cohérent mais pas conquérant, avec en filigranes humilité et recherche d’apprentissage. Il va sans dire que nous allons suivre l’évolution de cette installation de très près.

Insta: Outerrangealps

Web : Outer Range

Facebook : Outer Range

[1] 433 si l’on se fie au recensement de la Brewers Association, https://www.brewersassociation.org/statistics-and-data/state-craft-beer-stats/.

2 comments

  1. Avatar
    Seb 21 mars, 2022 at 18:26 Répondre

    Bel article, juste une petite faute dans l’orthographe de la ville d’installation, c’est Sallanches avec un s au bout 😉

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