XX Bitter

XX Bitter et l’origine de la bière artisanale à Bruxelles

Conférence prononcée dans le cadre de la première édition de Bitterland, organisée par la XX Bitter Appreciation Society Conference, le 20 août 2022 :

L’ode à – non pas une brasserie mais carrément une bière spécifique d’une brasserie spécifique – ce n’est pas courant. Pourtant nous sommes tous là, à célébrer notre attachement à une référence, un goût, une expérience bien particulière.

On aurait bien vite fait de dire que la XX existe ; je dirais plutôt qu’il y a autant de XX qu’il y en a d’expériences, y compris au sein de la même personne. Je fais un petit clin d’œil à mon ami Lorenzo à ce sujet, La birra non esiste. Mais ce n’est pas le but ni l’objet de mon intervention d’aujourd’hui. Ou plutôt : oui et de manière toute égoïste, parler de mon XX. Partir de là.

J’étais encore étudiant et je travaillais dans un bar à bière du centre-ville. Ma première expérience de bière amère était la Urthel Hop-It, puis la XX Bitter. Autant dire de suite que terminer mon verre de la première était mission impossible (je venais à peine de découvrir que la bière pouvait avoir du goût, et c’était bien trop fort), autant la seconde a laissé une empreinte gustative majeure dans mes tropismes zythomanes. 6,2, mousse compacte, amertume franche et longue, sécheresse marquante pour mon palais de 20 ans. Encore trop forte pour moi, mais l’orgueil de cette bière était pour moi surprenant. Cette bière est une affirmation.

L’amertume à une telle intensité : là était une véritable découverte pour moi. Dans un tel dispositif. De là, le cheminement a été le suivant, et pour faire bref : s’il s’est agi d’une véritable claque, un moment charnière pour la suite de mon voyage dans la bière, suis-je le seul ?

Psychologue de formation, j’ai pour habitude d’étudier autant que faire se peut un sujet avant de statuer. Alors j’ai choisi comme point de départ l’histoire de la Brasserie De Ranke – enfin, une partie de son histoire – pour l’articuler à celle de la brasserie de Bruxelles, de la bière à Bruxelles, depuis son renouveau jusqu’à aujourd’hui. Je rapproche les deux et j’en fais mon hypothèse de travail : une bière comme la XX doit avoir une influence sensible sur le développement de la brasserie et la bière à Bruxelles depuis une vingtaine d’année. Parce que les deux sont intimement liés.

Parce que pour comprendre ce qu’est De Ranke aujourd’hui, il faut passer par Bruxelles. Et vice-versa

Un petit bout d’histoire

Les débuts officiels de la brasserie De Ranke : 1994, avec la Guldenberg. Nino Bacelle en parle avec beaucoup de plaisir et de nostalgie : la bière était uniquement embouteillée en 75 cl (et emballée dans du papier), en famille et à la main. « De Ranke » est un side-project, et si la bière est bien accueillie alors, elle l’est principalement par des étrangers, et lors de festivals (Objectieve Bier Proevers qui deviendra plus tard le Zythos). Et les étrangers, en Belgique, ils viennent principalement à Bruxelles. Donc pour se faire connaître, c’est là qu’il faut aller.

La Guldenberg est distribuée auprès de quelques rares établissements qui servent autre chose. Parmi les premiers on trouve le Bier Circus, le Beer Mania, et probablement le Moeder Lambic (de Saint-Gilles, ouvert en 1986 ; celui du centre n’était même pas encore rêvé). Et si ce dernier est principalement fréquenté par des étudiants, les deux autres enseignes le sont principalement par des étrangers de passage. Petit à petit, les volumes augmentent. Jusqu’en 1998 : entre sept et huit brassins, environ 100 hL.

Nul n’est prophète dans son pays

Dix ans plus tard, un employé va venir y travailler en deux-cinquièmes pendant deux ans, dès 2004. Beaucoup de connaissances de bières étrangères, mais aussi d’étrangers grâce à quelques voyages. Un vrai passionné, et son passage par Cantillon n’y est pas pour rien. Entre temps, une deuxième bière sera mise sur le marché en 1996 : la Père Noël.

L’année à retenir ici c’est 1997 : date de la création de la XX Bitter. Celle-ci est importante à plus d’un titre. Nino aime assez bien l’Arabier de De Dolle Brouwers, pour son amertume franche. Seul point sombre pour lui : son taux d’alcool (8%).

Un jour le président d’un groupe de dégustateurs se présente à Nino. Un certain Guido qui brasse en amateur, notamment sa Bittere Vos. Et il lui présente sa création, inspirée d’une autre bière, la Verdraagzaam (« ce qui est supportable, tolérable »). L’échange entre les deux hommes vaut son pesant d’or, mais finalement si tous deux sont enthousiastes vis-à-vis de cette bière, et à la réticence de la mettre sur le marché de l’un convainc Nino de travailler avec Guido.

La XX Bitter est née

D’où vient son nom ? C’est un pied de nez à l’Extra Special Bitter anglo-saxonne, jamais très amère. En contraste : Extra Extra Bitter, XX Bitter. Elle est née autant de nostalgie que d’un désir d’une bière qui avait du caractère. Ou quand passé et futur se conjuguent, fût-ce subrepticement. Présentée officiellement pour la première fois en 1997 lors d’un festival à Courtrai, les retours sont globalement convergents : « moi personnellement j’aime bien, mais personne n’en boirait ».

Regardons autour de nous : ils avaient raison, cette bière n’intéresse personne et ne crée aucune communauté autour d’elle. Ceci étant, cette genèse de la XX – que Guido a bien mieux faite que moi – peut être intéressante dans ce qu’elle offre de modèle pour Bruxelles.

On l’a vu grâce à Michelangelo : le marché était alors et ce depuis déjà quelques années hyper-standardisé. Dans un contexte comme celui-ci, et avec seulement cette nostalgie du goût dans la bière : pour la soutenir il fallait trouver à la faire connaître pour qu’elle survive.

Je postule, mutatis mutandis, que l’opposition entre XX Bitter et les bières hyper-standardisées, c’est comme Freud et présenter la perversion comme étant le négatif de la névrose, en tout cas d’une certaine manière : il y a une certaine dialectique nécessaire à y retrouver. Voire une genèse.

Entre 1997 et 2005 : De Ranke produit grosso modo 500 hL par an (soit une douzaine de brassins), et en proportions c’est ± kif-kif entre Guldenberg et XX Bitter. À titre de comparaison : aujourd’hui c’est 32 brassins de Guldenberg pour 35 d’XX.

Ici une position radicale de la brasserie va aider à capter son impact : l’intransigeance. « Je brasse la bière qui me plaît, tant pis si tu n’aimes pas ». Une attitude qu’on va retrouver auprès de nos champions bruxellois.

Un truc intéressant là-dedans : c’est l’adresse de ces bières. Elles ne sont pas nécessairement appréciées des mêmes personnes. Il y a un effet d’identification à la bière, dirait-on. Quelque chose qu’on retrouve d’ailleurs encore aujourd’hui (Maes et la musique, Zinnebir et le théâtre, Jupiler et le foot). Globalement si la Guldenberg est historiquement la première référence, c’est la XX Bitter qui lance la brasserie, constitue son socle de notoriété. Pas mal pour un projet qui ne plairait sans doute pas à grand monde.

Quelques petits îlots gustatifs par-ci par-là, mais fin des années nonantes : le consommateur belge cherche toujours un nom, pas un goût. Sauf à Bruxelles, et à Bruxelles seulement les étrangers, les touristes. Scandinaves, Américains : ils vont peu à peu transmettre un autre rapport à la bière. Et par là sensibiliser un autre mode de production. Le brassage culturel permet aussi de renseigner d’autres modes de rapports avec le monde, les autres, soi-même… et avec des produits. Même de son propre pays. Bruxelles constitue aux alentours de 45 % des volumes de vente pour De Ranke alors.

Au fond le passage d’Yvan De Baets – parce qu’il s’agissait de lui bien évidemment – va sans doute contribuer, consolider, voire déterminer une partie de l’orientation gustative de la future Brasserie de la Senne, mais massivement le développement de la scène brassicole de ces 20 dernières années.

Un véritable moment pivot pour la brasserie a été l’ouverture du Moeder Lambic Fontainas. Et à partir de cette période, les clients consommateurs changent, et commencent à chercher du goût et pas des noms. De là on a pu observer un cercle vertueux, avec une augmentation de la diversité du goût, et du tourisme brassicole.

Cependant pour De Ranke la majorité de leurs ventes se fait à l’export, environ 80 % de leur production est consommé hors du Bénélux et de la France, et principalement aux États-Unis : conditions optimales de transport, mais aussi de distribution et de service.

Lorsque j’interroge Nino sur l’accueil de la XX Bitter par les collègues brasseurs, il me rapporte globalement deux orientations :

  • « ça ne marchera jamais » (gros producteurs).
  • certains s’en inspirent (des petits producteurs), soit par une amertume assertive, soit par la démarche de sortie de l’anonymat gustatif.

C’est notamment ici que l’on peut retrouver une certaine marque de fabrique de nos pionniers bruxellois. L’empreinte de De Ranke sur La Senne se fait sensible sur plusieurs points, et je vais essayer de les serrer au mieux :

  • Style.
  • Exigence de la constance (et vice-versa).

Par « style » qu’on s’entende bien je ne parle d’aucune manière de cet affreux néologisme utilisé pour catégoriser les bières les unes des autres ; je parle de l’identité de la forme. Sa signature. Soit ce qu’on choisit de faire de l’enseignement de la pratique. Quant à l’exigence de la constance, qui implique de remettre sur le métier la même recette, incessamment, pour tendre vers la bière dans la forme la plus parfaite.

À Bruxelles on trouve deux tendances à ce sujet, parfois même au sein d’une même entreprise brassicole, à la fois

  • Constance et perlaboration.
  • Créativité (parfois prolixe, voire floride).

Et on trouve des clients pour ces deux tendances.

Quelles sont les influences directes de De Ranke sur l’essor de la brasserie et de la bière à Bruxelles ?

- Introduction sur le territoire bruxellois pour toucher plus de monde, dont des étrangers déjà plus sensibles à la cause gustative

Sous-hypothèse : on devrait même pouvoir trouver des allers et venues culturelles entre les US et la Belgique à ce sujet, comme notamment la Hop Devil de Victory, ou la Pliny the Elder de Russian River, qui pourraient avoir été influencées par des bières comme la XX. Chronologiquement, en tout cas, ça se tient.

- Toucher les locaux également.

Influence indirecte En un mot : via Yvan évidemment.

- Transmission d’une éthique de fer, d’une exigence, voire d’une intransigeance gustative reconnaissable (et encore vive aujourd’hui).

- Et surtout l’idée qu’on peut imposer un produit sur le marché aux antipodes de la stricte exigence technique (à entendre : « parfaitement insipides »).

On peut trouver bien facilement des avatars directs de cette exigence yvanienne. À titre d’exemple et sans être exhaustif, Olivier d’H2O et Joël de La Mule rentrent pas mal dans ce giron.

Des avatars indirects : le reste de la cohorte des producteurs de bière à Bruxelles. Yvan et Bernard ont littéralement ouvert la voie du renouveau brassicole bruxellois, et ce dès 2003. Je n’ai aucun problème à parler de pionniers, et pas uniquement d’un point de vue strictement chronologique. Il y a une exigence éthique (au niveau technique à tout le moins) forte qui non seulement force l’admiration (ou au moins le respect), mais qui surtout marque l’ensemble du secteur brassicole bruxellois. Sert de balise.

Plusieurs parallèles historiques peuvent être tirés entre De Ranke et La Senne :

  • D’abord un puis deux brasseurs.
  • Ils ont brassé tous les deux ailleurs dans leurs débuts.
  • Exigeants niveau goût.
  • Orientation gustative avec un focus principalement marqué par le houblon noble et l’amertume.
  • Pas d'épice (hormis la Père Noël).
  • Forgent leurs clientèles, et créent leur marché.
  • Pionniers.
  • Choisissent d’aller à l’opposé du veau d’or.
  • Des bières de fermentation contrôlée (surtout haute, et basse), et aussi un programme de spontanée.
  • Des bières de leurs gammes respectives ont des identités fortes, et marquantes.

Les clients de la XX diffèrent de ceux de la Guldenberg, tout comme ceux de la Zinnebir et de la Jambe-de-Bois (d’ailleurs ce n’est je pense pas délirant de trouver des correspondances entre Guldenberg et XX d’un côté, et Zinnebir et Taras Boulba, ou Jambe-de-Bois et Zinnebir de l’autre).

  • Lieux de consommations différents en fonction de la bière envisagée.
  • Modes de consommation également différents.
  • Identités différentes.

Je lisais quelque part qu’on pouvait arriver à définir une bière artisanale par l’histoire qu’elle racontait. Elle en a des choses à nous dire, notre belle XX. « Et Bernard dans tout ça ? » me demanderiez-vous ? Ah, ça, c’est une autre histoire…

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